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L'industrie du troisième millénaire

  in L’Hebdo - 30 mars 2006

 

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Economie Artprice.com

Artprice.com : Visite guidée de l’entreprise la plus folle du monde

Et du chaos sortit la première compagnie du IIIe millénaire. A Lyon, la PME d'un patron bigame affiche une performance boursière de 808%. Roland Rossier s'est risqué sur le site.

Saint-Romain-au-Mont-d'Or aurait pu rester, au nord de Lyon, l'un de ces villages coquets où les habitants, après avoir durement travaillé, attendent tranquillement de mourir. Mais le diable n'a pas voulu d'un destin aussi linéaire. Une entreprise étrange et sulfureuse y bouscule les habitudes des villageois: Artprice.com, une société du Groupe Serveur.

La PME s'est installée dans un ancien relais de poste du XVIIIe. Au milieu des autres maisons, garnies de pierres dorées, à mi-chemin entre la bâtisse du Facteur Cheval, l'art brut d'un Giger, et un vaisseau pirate échoué sorti d'une scène de «Après la Troisième Guerre mondiale». L'enceinte est décorée par un fatras de sculptures aussi tordues qu'étonnantes.
Dans un coin gît une épave d'avion. Avant de détourner rapidement son regard, un habitant nous avait averti: «Vous cherchez la "Demeure du Chaos"? C'est là-bas. Vous ne pouvez pas manquer cette horreur.»
Ce domaine hors norme abrite une entreprise hors norme, cotée en Bourse. Artprice est une gigantesque banque de données sur le marché de l'art pouvant offrir ses services à des collectionneurs, à des gérants ou à des investisseurs pratiquement non-stop et de manière très efficace. Sa performance en 2005 ferait pâlir de rage n'importe quel créateur de start-up californien: 808%, record toutes catégories en France. Depuis le début de l'année, le titre Artprice a encore bondi d'environ 70%. Le 2 mars 2006, sa valeur boursière atteignait 168 millions d'euros. Le groupe salarie 180 collaborateurs, dont un tiers à Saint-Romain. Le logo du groupe annonce la couleur: une salamandre, ou un dragon qui crache le feu. Bienvenue en enfer!

Deux immenses chiens noirs Il n'y a pas que l'entreprise qui est hors norme. Son propriétaire, Thierry Ehrmann, est sans doute l'un des hommes d'affaires les plus bizarres de la planète. Un mutant. Polo noir, petite natte confucéenne qui lui chatouille le cou, jean noir et godasses style Caterpillar. Les journalistes d'Envoyé spécial, qui lui ont récemment consacré un reportage, l'ont qualifié de «milliardaire fou». Milliardaire? En tout cas millionnaire, à en juger par la valeur boursière de son groupe. Fou? Assurément. Mais alors Bernard Arnault, patron de LVMH et septième plus grosse fortune mondiale, selon le classement du magazine Forbes, l'est également: les deux hommes sont restés longtemps associés.
Dans un coin du domaine, Thierry Ehrmann a recréé Ground Zero. «Nous avons mis quatre à cinq mois pour bâtir cette sculpture. Comme beaucoup de gens, j'ai été frappé par la portée des attentats du 11 septembre 2001.» Le Lyonnais me tend alors un texte de Jean Baudrillard, paru dans Le Monde en novembre 2001, où le penseur exprimait sa fascination morbide suite au terrible événement.
Le fondateur du Groupe Serveur aime les automobiles. Il les détruit, les sculpte, mais les conduit aussi. Sa Jaguar noire ou cet étonnant véhicule militaire avec lequel il effraie les bourgeois de Saint-Romain. Le domaine abrite aussi une piscine. Je m'en étonne. «Gare aux baignades! m'avertit le propriétaire. Il est dangereux de nager dans notre piscine. Au fond, il y a des lames de rasoir.»
Comme dans Harry Potter, la Demeure du Chaos est gardée par des chiens. Deux immenses danois noir charbon. Poids: 80 kilos. Thierry Ehrmann me les présente: «Ils sont très gentils. Lui, c'est Reuters et l'autre, là-bas, c'est Saatchi. Ils m'accompagnent souvent. Ils assistent même à notre conseil de surveillance.»

Education rigide Après avoir parcouru le dédale de corridors et de bureaux de l'étrange bâtisse, Thierry Ehrmann grimpe sur une structure métallique formant un cercle. Il s'assied au milieu. C'est son bureau. «C'est un bureau circulaire en acier que j'ai soudé moi-même. Il peut supporter un poids de 3 tonnes.» Derrière lui, paraissant le surveiller d'un oeil, gît une tête de mort. «Nous avons trouvé ce crâne en faisant des fouilles. Nous avons alors découvert les ruines d'un ancien temple protestant que nous avons restaurées.» La pièce est sombre. Le Lyonnais est à l'aise. Il est prêt à me raconter sa vie et celle de son entreprise.
Thierry Ehrmann a 44 ans. Il est né le 13 mars 1962. Poissons pour le Zodiaque, et de l'année du Tigre, selon le calendrier chinois. Cela lui va bien: agile et sauvage, il semble pouvoir s'adapter à toutes les situations. Droit, théologie et psychiatrie: il s'est nourri à ces trois mamelles académiques.
Fils unique, il est élevé dans un catholicisme très strict: il est cornaqué par un précepteur dominicain. «Mon père, polytechnicien et docteur en droit, était un grand serviteur de l'Etat. Il était proche de l'Opus Dei. Il est né en 1901 et s'est marié sur le tard, en 1961. Quand j'avais 10 ans, il avait 70 ans.» Ehrmann senior a ensuite possédé une usine chimique en Allemagne.
Cette éducation rigide lui pèse. Thierry Ehrmann sera un lycéen turbulent. A l'université, il se passionne pour la propriété intellectuelle. Mais il suit aussi les cours de théologie. «Beaucoup d'agitateurs sont sortis de la fac de théologie de Lyon», s'amuse-t-il aujourd'hui. Le jeune homme s'intéresse aussi à la psychiatrie. Un moment, il se croit fou. Il rencontre alors un psychiatre juif qui lui apprend à relativiser les choses de la vie. «Il m'a aussi donné le goût d'analyser les maladies maniaco-dépressives. Et il m'a surtout expliqué en long et en large le judaïsme et l'histoire d'Israël.»
Son père meurt alors qu'il est âgé de 18 ans. Il vend rapidement l'entreprise familiale. Son esprit est ailleurs. Il se rend en Israël, veut mieux comprendre comment fonctionne le monde, se passionne de géopolitique. «Un jour, j'aperçois une colonne de camions des Nations Unies qui vient d'Haïfa et remonte vers le sud du Liban. Je possédais alors une carte de presse. J'ai grimpé sur un des poids lourds.» Au Liban, la guerre civile fait rage. «J'avais 19 ans. J'ai vraiment été marqué par les effets de la guerre à Beyrouth.» L'Allemagne industrielle ruinée par la guerre, les ruines de Beyrouth, les ruines du temple protestant et, le 11 septembre 2001, les ruines du World Trade Center. Thierry Ehrmann est hanté par ces images.

Bakounine et internet En 1987, il fonde le Groupe Serveur. Il commence à compiler des données légales et judiciaires. Il édite de gros bouquins. Il m'en tend un. C'est le Code des ventes volontaires et judiciaires, 1432 pages denses. Mais Thierry Ehrmann est pressé. D'une occupation artisanale, il fait une activité industrielle. «Un jour, explique-t-il, nous avons décidé d'agréger 515 publications d'annonces officielles.» L'éditeur saisit très vite les immenses possibilités de la Toile. Pionnier dans l'utilisation massive d'internet, il prône la «déréglementation des marchés opaques par une connaissance du droit et des médias électroniques». Dans son esprit, internet rejoint Bakounine et les autres penseurs anarchistes, car, s'il reste gratuit, il débouche sur une appropriation des connaissances par l'ensemble des citoyens connectés.
Mais le Lyonnais est aussi un chef d'entreprise. Il a des charges salariales. Il sait aussi vendre ses informations et ses services. Sinon, Bernard Arnault ne serait jamais entré dans son capital. Il édite toute une gamme de publications et de produits numériques, dont Artprice Annual. Distribuée dans 84 pays, cette bible des commissaires-priseurs, des professionnels et des amateurs du marché de l'art semble peser une tonne; 2655 pages répertoriant les 170 000 adjudications annuelles d'oeuvres d'art en ventes publiques. Figurent à chaque fois: le nom de l'artiste, le genre et le titre de l'oeuvre, ses dimensions, la date et le lieu de la vente, l'estimation et le prix de vente en dollars, en euros et en livres sterling, l'évolution de la cote de l'artiste, les risques financiers à la revente, le poids de l'artiste dans le marché. De Pablo Picasso à Keith Haring, en passant par Miró, Chagall ou Andy Warhol.
Quand il ne voyage pas, la journée de travail de Thierry Ehrmann commence vers 7 h 30 ou 8 heures du matin. Le Lyonnais se rend alors dans un bistrot du coin. «Tous les matins, je dévore seize ou dix-sept journaux... Tout en lisant, l'entrepreneur avale des doubles expressos. «J'ai alors un QI d'oursin. Mais ce moment est merveilleux. Je ne regarde pas la télévision, mais j'adore lire la presse écrite, française et étrangère, et les magazines, y compris L'Hebdo. Quand je suis à l'étranger, en Allemagne ou à Ibiza, je guette l'arrivée de l'avion qui m'amènera les journaux.»

La Bourse et la peau A 8 h 58, juste avant l'ouverture des Bourses européennes, Thierry Ehrmann frétille d'impatience comme un gosse. «Je dois suivre l'évolution des marchés. Je m'estime responsable face à mes quelques dizaines de milliers d'actionnaires.» Près d'un actionnaire sur cinq est Suisse, signale-t-il.
La Bourse? Il en parle comme il décrirait une personne, avec respect, presque avec érotisme. «Nous avons un flottant de 50%, c'est important, car notre titre est ainsi assez liquide, ce qui n'est pas le cas de sociétés verrouillées par une seule personne ou une famille. La Bourse, c'est comme un être humain. Mon vieux maître, le financier Louis Thannberger, m'a dit un jour que j'introduirai en Bourse plusieurs sociétés.» Le Lyonnais parle à grand débit, ses yeux s'illuminent. «Le marché est animal. La Bourse, c'est tout sauf des bilans. La Bourse est comme une peau tendue au point d'éclater!»
Je ne l'arrête plus. «Beaucoup de PDG vivent le marché comme une atrocité, alors qu'il est en fait une somme d'intelligences diaboliques. Les pires ennemis du marché, ce sont les banques. Il faut écouter le marché, il murmure beaucoup de choses à l'oreille du chef d'entreprise. Il faut alors savoir repérer le bon bruit.»
Les assemblées générales d'Artprice n'ont pas lieu dans un quelconque salon de palace. «Nous les organisons ici. Je grimpe sur la nacelle située au milieu de la cour, je saisis mon mégaphone et je commente l'exercice écoulé. J'aime ces assemblées. Elles représentent comme une communion, une eucharistie entre le management et les actionnaires. J'ai beaucoup de respect pour le petit porteur, celui qui possède trois actions, surtout lorsqu'il "exige" quelque chose.»
L'entreprise est organisée en trois équipes. Celle de jour est connectée aux marchés européens, celle du soir se branche sur les Amériques, celle de nuit surveille les nouvelles financières d'Asie. Les trois-huit. L'effectif est jeune, très féminin, composé d'universitaires. Pierre Capelle, 31 ans, un économètre de Reims, résume son job: «Je produis et je gère des indices sur le marché de l'art, je fournis des indicateurs économiques simples et pertinents.» Est-il heureux chez Artprice? «Oui. J'aime l'art. Le soir, chez moi, je dessine et je peins. Ici, je suis comme un poisson dans l'eau.»

Franc-maçon et bigame L'ambiance est cool. L'entreprise organise aussi, selon les termes du boss, «des processus de désinhibition sociale dans l'entreprise». Lui-même, qui était un garçon timide, est aujourd'hui un homme décomplexé. «Je suis bigame», lâche ce père de deux grands fils. Ses deux femmes travaillent dans l'entreprise. La Française Nadège Ehrmann est directrice de rédaction et la Vietnamienne Josette Mey est directrice marketing. «Je pratique avec elles une grande équité de tendresse et de respect. Nous sommes des libertins et de grands épicuriens.»
Thierry Ehrmann affiche aussi crânement son appartenance à la franc-maçonnerie. «J'ai été accepté en 1985, à 23 ans, à la Grande Loge nationale de France, la branche puriste des francs-maçons. C'était comme si j'entrais en prêtrise.» Le crâne posé sur son bureau, ainsi que tout un décorum, rappelle son goût pour l'ésotérisme. «La franc-maçonnerie, étaie-t-il, est une bonne thérapie. Le fait de dévoiler son appartenance démystifie et permet d'éviter les fraternelles relations qui conduisent aux fraternels cabinets de juges d'instruction.»
L'homme a beaucoup d'humour. Il semble jouer à s'observer lui-même. Il se gausse des pisse-froid, des donneurs de leçons, de Luther comme de Calvin - qu'il renomme Lutin et Calvaire - et des banquiers étriqués dans leur costume. Il se fiche des voisins exaspérés lorsqu'il décide d'organiser des scènes de guérilla nocturne au milieu des épaves du site. Le soir tombe sur Saint-Romain. Avec une équipe d'artisans-artistes, Thierry Ehrmann se prépare à façonner, à construire ou à détruire un bout de sa maison, un bout de son entreprise. Le Domaine du Chaos hésite alors à basculer entre le jour ou la nuit, le soleil ou la lune, l'ombre ou la lumière, le sexe ou la mort. Eros contre Thanatos. La raison contre la folie.

Roland Rossier

© L’Hebdo, 2006-03-30; Seite 62; Nummer 13